La nature technique
tu vois c’est pas compliqué
tu prends bien les deux bouts
de façon symétrique pour qu’ensuite
là tu vois
ils viennent bien se ramener aux jointures
pour bien les prendre faut les étirer mais pas trop
juste avec l’extrémité de l’index
et pendant ce temps le pouce permet de les maintenir
enfin les maintenir dans un premier temps
parce qu’ensuite forcément faut les lâcher d’un coup sec
pour que ça puisse bien s’accoler en s’imprégnant du bord
d’un coup sec j’ai dit
tu sais c’que c’est un coup sec ?
attends je vais te montrer ce qui allait pas
t’avais trop mis de pression à la base
enfin trop de pression molle, c’était trop mou
du coup ça a pas pu se maintenir, rah c’est malin
attends je refais
déjà pour commencer quand t’as affaire à un support comme ça
faut que tu t’dises qu’il faut bien vérifier avant
bien vérifier pour que…
non mais pas vérifier la mine, bêta, qu’est-ce qu’on s’en fout de la mine dans c’contexte !
je parle de vérifier les extrémités, c’est ça dont il faut bien s’assurer
et putain mais libère un peu d’la place sur ton plan d’travail, on n’y voit pas clair
donc je disais, tu vois quand l’extrêmité est retournée comme ça, ben ça marchera jamais
c’est ça qui a merdé tout à l’heure
donc soit t’arranges le coup au ciseau, soit tu compenses
tu préfères quoi, ce serait avec quoi que tu serais le plus à l’aise
plutôt ciseau ou…
nan bon pas ciseau, laisse tomber, faudrait passer par toute la phase de voilure avant et ce serait trop long à t’expliquer
déjà que bon, tu m’as pas l’air…
alors pour la compensation, très simple
soit tu prends appui sur les repères que t’auras tracé avant
soit tu te repères au bruit
pour commencer je te conseille de plutôt choisir la seconde
parce que pour les autres repères l’inconvénient c’est…
enfin c’est pas un inconvénient quand on a bien en main le truc mais…
disons que t’auras toujours un décalage de cinq ou six cordes
mais qui est facilement rattrapable la plupart du temps
mais bon, faut connaître
et puis faudrait que tu saches anticiper pour bien délier au final…
parce que si tu tombes comme ça dans le déliage sans coup férir
genre « ah oh ça y est, okay, faut que j’délie »
ben c’est déjà trop tard, après t’as toute ta série qui est gâchée
donc pour l’autre repère faut juste bien être stable au sol
pendant que ton pied s’appuie sur la pliure
ton autre pied… ou le même mais c’est plus chaud donc…
donc disons ton autre pied (parce que sinon on n’est pas rendu avec toi)
ton autre pied donc vient délicatement saisir le drapé qui se sera formé
ben oui il se sera formé, tu verras
crois-moi, ça se drapera, eh oh tu crois que c’est l’enfer ce truc ou quoi ?
la nature technique fait bien les choses, tu sais
donc t’inquiète, fais-moi confiance ça se drapera
et donc ensuite tu fais bien suivre jusqu’au bout du nombre de millimètres que t’auras noté avant
mais en maintenant toujours le décalage à deux doigts du…
enfin disons à fleur de rayon, juste que…
enfin juste comme si tu sentais que hop, il borde le…
enfin presque comme si ça allait déborder mais juste à temps pour qu’il s’adapte au plot
oui, au plot, allez vas-y j’te regarde
non mais le plot jaune, putain, pas l’autre !!!!!
bon sang mais ça m’avait jamais fait ça, comment t’as fait pour…?
attends mais comment… je vois pas comment on…
ouais bon forcément si t’as pas pris le jaune ça a tout merdé mais…
mais quand même à ce point, ça avait jamais fait ça !
‘tain, à ce point c’est presque un talent, tu sais
bon allez tant pis, j’le ferai à ta place
occupe-toi plutôt du cernage, ça te f’ra les pieds
et façon d’parler, hein, car souviens-toi que faudra pas bouger pendant le développement !
J’avais pas senti venir le retour de « ta chatte », « ma chatte » (etc.) dans les mots qui se proclament gaiement.
L’impression d’être encore d’une génération – un peu coincée, comme entre ces tirets – qui réservait ce mot à l’infamie, à la moquerie, si ce n’est à l’injure. Pour moi, c’était la façon qu’avaient « les mecs », ces idiots, de la désigner lorsqu’ils faisaient part de leur violence prédatrice, en récit d’anticipation, d’affabulation ou de reconstitution.
J’avais bien pourtant entendu, une fois, presque « surpris » – j’avais bien pourtant surpris, une fois – une fille plutôt réservée de ma classe de Seconde employer le mot dans un contexte anodin et détendu. Il fallait éviter un obstacle, manier je ne sais plus quel outil de « travaux dirigés » et faire attention car si ça se trouve, si on se positionnait mal devant la paillasse (avec le bec bunsen et tout), ça allait « te rentrer dans la chatte », avec un sourire entendu à son amie (son amie qui, elle, aimait les filles ; l’autre, je ne sais pas).
Mais à part ça, sur toutes ces années, aucune entraperception de « ta chatte » (etc.), or mauvaises fictions salaces.
Pourtant, pour ma part, personnellement, de mon côté, quelque chose me plaisait. Ça sonnait comme il fallait que ça sonne. « Sa chatte ». Tout y était. Je l’écrivais dans mes poèmes d’imagination charnelle. Il y avait quelque chose d’évident.
Était-ce la même évidence du côté des « mecs » ? Il ne me semblait pas. Le mot ne veut pas dire la chose. Il y a l’usage, mais rien ne dit que le paysage implicite derrière est le même.
Je ne me reconnaissais pas dans le paysage de « sa chatte » (lorsqu’il m’arrivait de l’entendre de leur part).
Je me reconnaissais dans le paysage de « sa chatte » (lorsque je le disais juste pour moi).
Puis on grandit, le monde grandit aussi, souvent exactement en même temps que nous (pas forcément, mais quand c’est le cas c’est particulièrement beau), et je me suis mis à assister au retour de « ma chatte » revendiquée. Taguée. Hurlée. Avec le clito bien en avant, bien sûr, que j’avais également croisé dans les deux contextes opposés (littérature à destination de mâles : « le clitoris chaud de Neele » ; littératures politiques d’empowerment de l’autre partie de l’humanité), mais dont la chaleur, cette fois-ci, n’était plus « équivoque », ou plutôt une toute autre sorte d’équivocité. Je n’en pouvais plus depuis longtemps des tags de bites. L’avènement des tagues de chattes, de clitos, me confirma dans mon attachement sensible envers « sa chatte » (etc.). Il y avait quelque chose, c’était maintenant certain et ça ne faisait que commencer.
Je voulais moi aussi en être, crier.
Crier « sa chatte », « ta chatte », « ma chatte ».
La prochaine fois que tu traites sa chatte, elle déferlera sur toi tout ce qu’elle avait gardé en réserve comme déferlement !
(Peut-être un peu long. Je ne sais pas faire court. Ou alors, comme dans d’autres occasions, j’en resterais à « sa chatte », point, ce qui est alors « un peu court », comme on dit.)
(Mais je veux réessayer.)
Pas de concessions envers ma chatte !
Si elle décide de se montrer, va pour.
Si elle veut pas, va chier.
Tout ce qu’on a pu raconter sur ta chatte, sur ma chatte, sur sa chatte ! Oui, elles ont tout commis, parfois de leur plein gré, parfois contre leur volonté. Mais que ce soit sa chatte, ma chatte, ta chatte, elles te cracheront toujours à la gueule ! Elles ne sont pas ce qu’ellles ont fait ou pas fait, elles sont ma chatte, ta chatte, sa chatte. Que ça te plaise ou non, c’est pareil.
Rêve pas de les approcher, c’est juste ma chatte, sa chatte (etc.).
On ne les approche pas, elles te mordent quand ça leur prend.
Quiconque diffamera la chatte à Sandra recevra le soutien des chattes de toutes ses sœurs et de tous ses frères (si elle en a) ! Quiconque croira que la chatte à Sandra en a quelque chose à foutre qu’on la diffame, celui-là, oui, en fait, n’y comprend rien ! (J’sais pas pourquoi on en parle.)
Ce n’est pas parce qu’on est des « pisseuses » (soi-disant) qu’on pisse sur tout le monde !
Je sais sur qui ma chatte pisse (j’ai ma liste).
Je sais sur qui ta chatte pisse (tu m’as passé la liste).
Je sais sur qui sa chatte pisse (elle nous a raconté).
Mais tout mis bout à bout, rassurez-vous, ça fait pas toute l’humanité, loin de là.
Si l’on apprend qu’on a médit sur une chatte de l’une d’entre nous, 1) on s’en fout, 2) on trouve ça tellement naze qu’on va aller trouver qui s’amuse à passer son temps à juger nos chattes, 3) on juge pas nos chattes, 4) c’est nous qui parlons de nos chattes, 5) c’est moi qui parle de ma chatte.
Porte haut l’étendard de nos chattes ! Pour cela la tête à l’envers, la pisse le long du corps jusqu’au sol pour kiffer ?
Pas forcément ! Juste une pancarte avec ta chatte peut suffire ! (Ou la mienne, ou la sienne. Toutes différentes mais toutes ensemble.)
Il paraît qu’on les connaît pas bien, que c’est difficile de bien regarder sans miroir, qu’il n’y a que ta ou ton partenaire qui le pourrait le mieux, mais m’en fiche, je la dessine de mémoire ! Comment je la sens ou comment je la rêve ! Je l’ai pas appelée ainsi, on m’a appris à la nommer ainsi, mais j’ai adopté le vocable, en trouvant finalement que ça sonnait comme ça devait sonner. C’est juste ma chatte.
La voici sur l’affiche que je colle juste pour dire que cette fois-ci c’est moi qui en parle, à défaut de choisir comment la nommer.
T’as envie de voir ma chatte, que ma chatte, on dirait ?
Hé ben tu la verras mais ce sera pas celle que tu voudras voir !
Si tu veux, je la mettrai bien en face de ta gueule, pour que tu voies enfin à quoi ça ressemble vraiment, une chatte, dans la vie réelle, et puis pour qu’elle te dégueule dessus, dans la vie imaginaire !
[« Bois mes règles », tag lu dans des chiottes dégenrées en 2018]
Je me dis qu’il faudrait pas passer à côté. Que l’affirmation de « ma chatte » est finalement le dernier « retournement du stigmate », le plus évident, celui pour lequel on se demande pourquoi personne n’y avait pensé plus tôt (on traite les gens de « cons » depuis je sais pas combien de temps alors que la moitié de l’humanité en est pourvu d’un, il fallait bien que ce « tournant génital du féminisme » – Camille Froidevaux-Metterie – ait lieu un jour).
Et en même temps, paradoxe dont les souvenirs biographiques placés à l’origine de ma mémoire témoignent : les « mecs » voulaient que ça, « de la chatte » (nous reviendrons sur cette tournure réifiante). Le plus fort à faire, le plus fascinant et le plus évident à la fois peut-être (le mot contenant en lui-même l’évidence, comme si « le langage », les phonèmes en savaient toujours plus que nous-mêmes), c’est que « ma chatte » battra toujours à plate-couture toutes les dépossessions possibles, dépossessions se manifestant d’ailleurs généralement par des adjuvants dont le locuteur-prédateur a besoin, comme si sans eux il n’était jamais sûr de son appropriation (et en effet) : c’est avec « la chatte à », « dans ta chatte » qu’on habille l’imprécation. On ne sait pas quoi faire de « ta chatte », point, sans adresse supplémentaire. Il reste juste « sa chatte », « ma chatte » (etc.). C’est pour ça que la réappropriation peut se produire par le même niveau de langue, parce qu’elle possède d’emblée le plein projecteur sur la nudité du pouvoir, à savoir celui qui ne sait pas quoi faire de « sa chatte » hormis bien sûr le pire de ce qu’il pourra faire. Mais dans ce cas alors ça ne concerne plus « sa chatte », mais sa foutue bite à lui.
Dichotomie impossible des rapports hétérosexuels : rapport à soi, à « sa chatte » honteux ; rapport à soi, à son « désir irrépressible pour sa chatte » non-honteux, ultra-légitime.
Cela ne pouvait que donner : « ma chatte dans ta gueule ».
Le « mec » ne peut pas être gagnant dans l’histoire. Ce qu’il voulait, c’est la « posséder », la « pénétrer », pas qu’elle vienne devant sa gueule. Ou alors si elle venait, c’était pour y mettre tout ce qu’il voulait dans le désordre de son esprit ou de son désir, au propre comme au figuré.
Là, il y met rien, c’est pas le sujet de mettre (ou de « pas mettre », d’ailleurs ; on pourra à l’occasion y mettre ce qu’on aura choisi, la parer ou la montrer « telle quelle », si cette expression a un sens).
Le sujet, c’est « ma chatte », point.
C’est « sa chatte », c’est « ta chatte » (etc.).
Il faut qu’on comprenne bien ça. Que c’est s’arrêter là qui renverse le paradigme, qui change la focale. « Ma chatte » : BOUM dans ta gueule.
Les deux écueils opposés : la Chatte divinisée / « ce n’est que de la chatte » (la chatte réifiée).
Or, « ce » n’est jamais « que de » ; c’est au contraire une métonymie qui empuissantise. C’est « sa chatte », « ma chatte », « ta chatte » (etc.).
Ce n’est le temple de rien, ne tend ni à la préservation ni à la souillure, c’est parfois quand je me la souille moi-même que je me la préserve, c’est « ma chatte ».
Ses limites ont été franchies ?
Ses bornes dépassées ?
C’est parce que je le voulais bien !
Toujours à serrer, soit pour rien laisser passer, soit pour bien lui faire sentir qu’il existe. Je serrerai plus jamais, marre. Je desserrerai mais pas comme tu le crois. Comme on desserre une étreinte pour laisser respirer l’oiseau chétif qu’on a trop voulu couver.
Sors de ma chatte !
Ou si t’y rentres, tombes-y pour de bon et qu’on n’en parle plus !
Qu’est-ce qu’on raconte encore sur ma chatte ?
J’entends de ces choses…
Si encore c’est moi qui les racontais…
(Ce serait encore pire.)
Je crois bien qu’en réalité personne ne la connaît.
Pas même moi.
Je dis bien : pas même moi.
Je dis bien que pas même moi ne la connaît.
Je dis bien que même moi je la connais pas.
Vous lui avez parlé, vous ?
Vous savez ce qu’elle pense ?
Est-ce que je lui ai parlé, moi ?
Vous croyez que je lui ai parlé ?
Ça aurait pu me prendre, un temps, mais c’est à tout mon corps que j’aurais voulu m’adresser.
C’est lui qui souffre, c’est lui qui jouit, tout entier sans division.
C’est pas juste ma chatte.
Par contre, elle a sans doute sa propre vision de la question (c’est le cas de le dire), mais ça la regarde.
Ça me regarde aussi, mais c’est ma chatte. Ça regarde ma chatte.
Mes premières fois
– Tu sais ce qu'ils font après ?
Et voilà qu'elle se met à gigoter couchée de côté contre le matelas, comme si elle cherchait des noises au matelas, qu'elle le confrontait en duel.
Les scènes de sexe visualisées par des enfants trop jeunes seraient apparemment perçues comme des scènes de combat, ici en tout cas c'est une joute ridicule : ma petite camarade, après m'avoir dit que j'étais son mari, provoque le matelas en duel et gigote en travers contre lui. C'est pas sur moi qu'elle devrait gigoter ? Je sais très bien qu'on ne le peut pas encore, mais ce symbolisme fruste me... frustre (mais pas dans son sens adulte). J'aurais rêvé spectacle plus distrayant, sans forcément en appeler à une nudité prématurée.
Il n'y a qu'une fois (mais je crois que c'était avant ce que je raconte ici, enfin je ne sais plus) où je sais pas ce qui m'avait pris mais où j'avais voulu que tout le monde se déshabille.
Sous la couette, certes.
Mais quand même.
(« Comment ça, "certes" ? Mais c'est encore pire !
– Bien sûr que non, pour des enfants, sous la couette ça veut dire qu'on se cache juste. Qu'on va pas déployer autre chose comme scène même si on est tout nus.)
Bien plus tard (en tout cas à l'échelle de ces années), elle, mon alter-ego au sein de ma "famille" :
– Oups, t'as vu l'endroit ?
Il fallait faire vite fait pour se déshabiller sous les draps dans la tente (on campait) et à un moment un bout de peau, correspondant anatomiquement à l'endroit de son sexe, avait surgi sous mes yeux. Oui, j'avais vu l'endroit. Mais ça ne m'avait rien appris. D'ici, la fente paraissait toute plate.
Or, je savais qu'elle n'était pas plate.
Je le savais depuis que, sans culotte ("ah oui t'as vu elle a pas d'culotte, rholala" : je n'étais pas le seul à l'avoir remarqué), Juliette faisait quand même tous les mouvements prescrits par le jeu de la corde à sauter. J'avais regardé alors vraiment comment ça s'irrisait, se gonflait à l'intérieur. Là, oui, c'était décontenançant. Je crois que là c'est la première fois où j'ai vu à quoi ça ressemblait. Je n'ai jamais perçu ça comme une "fente", c'était bien plutôt une gorge, un système matériellement complexe. "Fente", ça fait petite ouverture métallique. Or, cela ressemblait plutôt à une sorte de mini-gouffre insaisissable, toujours différent, jamais exactement le même, suivant l'angle selon laquel il t'apparaissait.
Cela n'est guère arrivé souvent, qu'il m'apparût.
(Si ça peut vous rassurer.)
La principale fois où on me le montra juste pour me le montrer, on était dans le noir d'un spectacle (salle éteinte), dans le public censé resté silencieux.
Elle me tapote le bras, façon "hé, viens voir" ou "hé, écoute".
Je tends l'oreille, mais c'est bien l'œil qu'elle demande.
(Neuf ou dix ans, on avait tous les deux.)
D'abord elle soulève sa jupe.
Oui, bon, une culotte.
"Euh, il y a le spectacle, là, tu veux pas plutôt...?".
Puis soulève sa culotte, me montre le mini-gouffre et en rajoute en l'écartant tout en me faisant une moue insolente (elle me tire la langue).
"Dégueulasse !", s'exclame notre voisine de derrière qui a tout vu.
Je retiendrai autant ce "dégueulasse" que ce que j'ai vu, comme j'avais retenu le "t'as vu l'endroit ?".
Je ne trouve pas cet endroit dégueulasse, ni le fait de me le montrer avec outrance tout en rigolant. Il ne m'était rien demandé de plus : de rigoler. Hé bien oui, c'est drôle, un mini-gouffre. C'est beau, même. Étrange, certes, mais beau. (Ce qui est intrigant s'avère toujours être, immanquablement, beau.)
Elle m'aimait bien, voilà tout.
Plus tard, les démonstrations d'amour se traduiront par, en vrac :
– Un blotissement le long de mon dos alors que nos situations respectives nous l'auraient interdit (première fois que je me rends compte du potentiel explosif de la peau, de la simple peau d'une Elle contre moi, contre la mienne de peau).
– Un boob-pic (et, il me semble, un pussy-pic) envoyé sans que je n'en ressente l'attente. À partir de là, non, ça allait trop loin, je ne savais plus si j'aimais ça, si je voulais tant que ça ne pas rester puceau. À la gare, la même (tout entière, non découpée, non pixellisée) m'arrache presque la peau près des lèvres (celles de la bouche, me concernant, car je n'ai que celles-ci).
Je n'ai pas envie de faire tout ce que l'on va être amenés à faire.
Je découvre que je ne ressens rien au bout du gland, que si ça se trouve, 50 ou 40 ou 30% des mecs ne ressentent rien au bout du gland mais ne le disent pas par crainte de voir leur cote de masculinité baisser. Du coup je fais semblant d'éprouver le plaisir d'une fellation, avec une personne pour qui je ne ressens aucune attirance.
Oui.
Tout cela a donc très mal commencé.
Même le goût du savon.
Comme souvent dans ces cas-là, tout va être occasion de dégoût : là je finis par m'apercevoir que ce n'est pas sa chatte qui a ce goût (bien que, de fait, si, aussi), mais que c'est son savon.
Trop pour moi. (Ça devait être "lavande", je déteste "lavande".)
Je dirai devant le juge des amours volontaires et émancipateurs : "c'est elle qui s'est jetée sur moi, après je n'ai rien pu faire !". Elle avait une façon de me garder dans son antre que je ne m'explique pas aujourd'hui.
Parmi les gens avec qui j'en ai parlé, parfois plus de dix ans plus tard, deux camps : "si tu as pris ça pour une agression, c'est qu'elle t'a agressé", "on est prêt à se nier à ces âges-là, tu voulais juste te nier, te dire que l'étape était passée, voilà".
Elle passa mais avec du temps, car la mononucléose en fut la cerise sur le gâteau. Mon immunité s'en souviendra à tout jamais. (Ça a son côté émouvant.)
Bon, en fait, finalement, qu'est-ce qu'on voit, qu'est-ce qu'on sait de ces choses au final ? (Si l'on excepte bien sûr le "porn" qui nous fait croire qu'on voit tout : on verra peut-être tout, mais pas avec les vrais yeux de notre peau.)
Cela fait aujourd'hui, à l'instant où j'écris, plus de cinq ans que je ne l'ai pas fait (le sexe).
À peu près autant (un peu moins) qu'entre le moment où j'ai vraiment commencé à avoir envie de le faire et le moment où je l'ai "fait" pour la première fois. Mais, comme je l'ai raconté, ce fut un faux "moment". Il ne comptait pas.
Ce qui a compté, c'est quand elle (une autre, un an plus tard) m'a pris la main et que j'ai pu parcourir la sienne avec mes lèvres. Ça, OK, ça compte.
Ce qui a compté, c'est quand je lui faisais (à Elle, pas la même) tellement de caresses sur le bras qu'au bout d'un moment c'est son pouls, le pouls de son cou qui a parlé pour elle. On a tout fait ensemble ensuite. On était de vrais corps, de vraies peaux. Ça a duré longtemps.
Depuis, rien.
Ah si, juste une fois : on m'a taquiné, palpé, pour vérifier que je n'étais pas "pas un mec" et pour savoir combien de temps je tenais sous hypoglycémie avec une fille me faisant ce genre de choses-là.
On n'est pas allés bien loin de toutes façons, je ne pouvais pas et elle ne le voulait pas.
J'ai fini par pouvoir me relever, affamé mais d'autre chose que de peau d'elle.
Mais on s'est quand même fait quelques câlins. Je lui ai massé le dos. Elle aimait bien mes doigts, le mouvement de mes doigts sur son dos, leur "timidité" autant que leur "douceur", je crois.
Arpenter une peau est de toutes façons, me semble-t-il, la seule chose valant pleinement la peine ici-bas, non ?
Rien d'autre ne s'est passé depuis, pourtant. C'était maintenant il y a plus de deux ans.
Je ne sais plus si tout ce que je viens de raconter peut encore exister.
Personne n'en parle à part ici.
Tes fesses.
J’aimerais dire juste tes fesses.
Voilà, tes fesses, le livre est fini.
Ça devrait être juste ça, le livre.
Tes fesses.
Car je trouve que le dire juste comme ça, par ces deux simples mots, « tes fesses », c’est ce qui sonne le mieux.
Ça me fait quelque chose au cerveau, ça me fait quelque chose au cœur, ça me fait quelque chose dans tout le corps, ça claque (sans mauvais jeu de mot) de juste dire « tes fesses ».
Tout ce qu’on pourrait ajouter serait de trop, quand bien même cela partirait d’une bonne volonté.
« Tes fesses sont, gnagnagna », non, pas envie de lire ça, « je souhaite que tes fesses, blablabla, j’apprécie tes fesses », non, qui peut avoir envie d’écrire ça ? Tout de suite, quand on rajoute des mots, ça sonne faux.
Quand on rajoute des mots à tes fesses. À « tes fesses », point.
Juste tes fesses.
Juste dire tes fesses.
Tes fesses.
Pourrait-on s’aventurer dans une description ?
Hé bien non, pas davantage, car il n’est pas question ici de faire comprendre quoi que ce soit à qui que ce soit, simplement de faire saisir la secousse émotionnelle et sensitive que l’on perçoit parfaitement par le simple syntagme « tes fesses », sans prédicat.
Je suis sûr que tout le monde saisit tout ce que ça implique rien qu’en prononçant tout haut, ou en chuchotant tout bas, « tes fesses ».
Allez-y : « tes fesses ».
« Tes fesses »…
…
Voilà, je suis sûr que vous avez compris, il n’y a rien besoin d’autre, tout est dit.
Si je me mettais à imaginer des détails, à plaquer des attributs, même prétendant s’approcher d’un certain « réel », ça casserait tout.
Rien que le mot « réel » ne va pas, ne peut pas aller avec « tes fesses ».
Car c’est juste tes fesses. « Elles » n’ont rien à prouver à la réalité, « elles » sont là et… point, elles sont là. Tes fesses. Même lorsque je ne parle d’aucune en particulier – en fait c’est comme vous voulez ; vous verrez que ce livre est surtout pour vous, moi je ne voudrais pas l’écrire, du moins rien écrire d’autre que « tes fesses ».
Je le dis encore : tes fesses.
Je ne me lasserai jamais de le dire : tes fesses.
On pourra bien me demander des précisions quant à…, je répondrai juste « tes fesses » car ça veut tout dire, on dit tout, en disant ça.
Tes fesses.
Répétez encore au cas où vous ne compreniez pas le choc que ça peut vous faire dès que vous y pensez vraiment, que vous faites glisser lentement les phonèmes sur vos lèvres (simplement les phonèmes, pour l’instant) : « tes fesses ».
Le livre devrait déjà s’être arrêté depuis longtemps.
Dites-moi si je suis le seul à être à ce point troublé par simplement « tes fesses ».
Je pourrais dérouler des anecdotes, mais ça serait moins fort. Ça serait moins fort que juste « tes fesses ».
Première anecdote, éventuellement : la fois où je marchais derrière elle et où ça faisait tellement longtemps que je l’avais pas vue que je l’ai reconnue par ses fesses.
Après coup, j’avais sans cesse cette phrase en tête : « je l’ai reconnue par ses fesses », « je l’ai reconnue par ses fesses ».
Mais on pouvait croire que tout le reste ne me faisait rien, alors qu’au contraire, c’était peut-être bien le verbe « reconnue » qui était central là-dedans ; j’étais heureux de la revoir, je ne m’y attendais pas, on a un peu parlé, elle m’a souri, elle semblait heureuse elle aussi. Simplement, il se trouve qu’au départ je l’ai vue de dos, qu’elle avait changé de coupe et que j’ai été sûr que c’était elle grâce à ses fesses.
Et que je trouvais que ça méritait d’en être ému ou amusé, donc de se chanter, ensuite, tralala, dans la rue, « je l’ai reconnue par ses fesses ».
Mais c’est une ritournelle, on l’oublie vite, elle aurait pu ne pas avoir la force qu’elle a eu (il aurait suffi d’une humeur différente, d’un regard modifiant sa direction d’à peine quelques centimètres…).
Ça n’a pas eu la force de tes fesses, je le dis pleinement.
C’était juste pour l’anecdote, ça ne joue pas au même niveau.
Rien à voir avec tes fesses, avec « tes fesses », avec le fait de dire, paf, d’un coup, « tes fesses ».
Je suis sûr que vous comprenez.
Fin de la première anecdote.
Deuxième anecdote, à la rigueur :
Cela faisait bien huit ans qu’on était ensemble donc elle s’en doutait depuis longtemps, surtout que je l’avais déjà écrit une fois mais bref, c’est toujours plus difficile de le développer « par oral », je devais être un peu dans les vapes pour que ça me sorte comme ça sur l’oreiller (c’était peut-être même avant de dormir et non pas avant de…), je lui ai dit quelque chose comme, en substance, « tu sais qu’il suffit que… enfin comme plein de garçons, sûrement, bien que parfois je me demande si j’en suis bien un mais… pour ça, en revanche, je t’assure qu’il suffit qu’il y ait tes fesses, là, et que… », je voyais pas ce qu’il y avait d’étonnant à ça, mais elle me reprend tout de suite en disant « ah oui ? simplement juste de voir mes fesses, comme ça ?… », et là elle me montre ses fesses, et… pendant longtemps, qu’est-ce que vous voulez que des fesses fassent pendant longtemps comme ça, elle… comme si elle commençait une sorte de danse mais c’était pour rire, faut bien meubler quand on fait que montrer ses fesses, je peux comprendre, et donc oui, j’étais obligé d’avouer que ça me…, « hé bien oui, voilà, il y a juste tes fesses là devant moi et oui, déjà, je… ça suffit pour… », ça l’amusait et ça m’amusait aussi de voir que ça l’amusait, qu’elle semblait le découvrir, comme si je lui avais révélé un profond secret, alors que quand même, depuis le temps, elle devait bien s’en douter, que ses fesses, quand même…
Voilà, ça se décrit, ça se raconte, ça fait sans doute quelque chose, ça peut faire écho, mais je trouve qu’on entre alors dans un autre type d’intimité ; il faudrait tout décrire, tout ce dont les deux êtres en question ont pu disposer en terme de personnalités, vécus, façons d’être, d’être mus, d’être émus… Le grand bazar habituel…
…Qui peut être très beau, je n’en disconviens pas, mais qui n’a pas la force de, juste, « tes fesses ».
Vous trouvez pas ?
Si vous trouvez pas, argumentez ci-dessous ou sur papier libre à l’adresse de l’éditeur.
Fin de la seconde anecdote.
Troisième anecdote, tant qu’à faire :
On vient de sortir du resto, ils discutent tous les deux, ils se connaissent depuis plus longtemps que je ne la connais et dans quelques années ce sera lui qui sera avec elle, tant mieux pour elle, ce n’est pas le sujet, simplement je me souviens qu’il s’était mis, ce jour-là, à lui confier un peu grotesquement qu’il ne pouvait pas s’empêcher de « regarder les fesses » des filles ou « leur fessier », je ne sais plus comment il disait (preuve que cela ne peut pas avoir autant d’efficacité émotionnelle que « tes fesses »), et voilà qu’ils plaisantaient là-dessus, plaisanteries éculées, vues et revues, archi-rebattues, et je me demandais ce qu’il leur prenait, ce qui lui prenait surtout à elle, qu’est-ce qu’il y avait donc dans l’évocation banale de ces « fesses » ce jour-là, durant cette discussion post-dînatoire en équilibre sur un trottoir à deux pas de son vélo à lui qu’il s’apprêtait à réenfourcher, qu’est-ce qu’il y avait pour que sa façon à lui de parler banalement des « fesses » qu’il regardait puisse apparaître à ses yeux à elle d’un quelconque intérêt humoristique ou même anecdotique, malgré leur complicité à tous les deux, qui ne m’avait jamais semblé reposer sur ce genre de choses. Je ne crois pas que ce soit ces fesses-là, les « fesses » en question de ce jour-là, qui annoncèrent quoi que ce soit entre eux. Je ne le crois pas. C’est juste histoire de dire qu’on ne peut pas mettre sur le même plan un « j’aime regarder les fesses… » même mentionné de façon impromptue à une amie de longue date que l’on va finir par séduire quelques années plus tard aux dépends de l’auteur, qu’on ne peut pas mettre ces « fesses » (s’il s’agit bien de fesses et pas de fantômes de fesses, purement déclaratives ou déclamatoires et donc abstraites) au même niveau que « tes fesses », que juste « tes fesses ».
Je crois qu’il n’y a pas besoin de pousser la démonstration plus loin, je n’aurais d’ailleurs jamais reparlé de cette histoire s’il ne s’agissait pas de prouver par l’absurde à quel point rien ne justifie que l’on puisse dire autre chose, pour vraiment secouer l’émotion et tout le reste, que « tes fesses ». Je ne veux plus que savoir que ça, que « tes fesses ».
Fin de la troisième anecdote.
Je… je tiens à préciser ou à repréciser que depuis le début je ne parle pas de fesses en particulier, du moins j’essaie (car ça pourrait être le cas, pourquoi pas, mais ce n’est pas le sujet), je parle juste de « tes fesses », du fait de dire « tes fesses ».
Ainsi je me dis que possiblement chacune et chacun pourra s’y reconnaître, reconnaître que ces deux mots peuvent claquer (avec possible jeu de mots, cette fois-ci) tant en image sonore qu’en parole symbolique, paf, je parle du fait de ressentir à coup sûr quelque chose lorsqu’on dit juste « tes fesses ».
Croyez bien que je n’ai aucune envie d’écrire quelque chose sur mon rapport aux fesses de qui que ce soit, que je pense la plupart du temps à d’autres choses qu’à « tes fesses », mais que je me devais de reconnaître, cela faisant partie de la liste des faits à reconnaître voire même à célébrer, que les deux simples mots « tes fesses » me font quelque chose, indépendamment du contexte.
Le contexte, comme je viens déjà suffisamment de le prouver, c’est ce qui fait tout s’évanouir dans le commun. Je n’avais aucune envie d’écrire tout ce que je viens d’écrire précédemment, croyez bien que je me serais simplement contenté, comme précisé au tout début, de simplement « tes fesses ».
Mais je me dis que vous seriez du genre à ne pas comprendre pourquoi je m’arrêterais là, et surtout pourquoi acquérir ou même lire un livre qui ne ferait apparaître comme seuls caractères à déchiffrer que « tes fesses ».
Du coup il faut bien que j’explique, mais si ce n’était que moi, si j’avais pu décider de tout, je n’aurais pas écrit autre chose que « tes fesses ».
(Voyez comme le langage est piégeux : j’allais écrire « je ne serais pas allé plus loin que tes fesses », malheureuse formulation qui, en plus de sembler être drôle là où l’on ne souhaite pas l’être – au sujet de « fesses » en particulier –, donnerait l’impression d’une sorte d’arrêt nécessaire d’un parcours, alors que l’on ne s’élance vers rien en disant « tes fesses », tout est déjà contenu en soi dans la proposition, rien n’est caché, rien ne suit.)
Croyez bien que je n’ai aucune envie de continuer à écrire autre chose que « tes fesses ».
Croyez bien que j’espère avoir fini par vous convaincre de la nécessité, de la beauté pure qu’il y a à simplement, en toute acceptation, sans mauvaise conscience aucune, apprécier le doux choc que constitue « tes fesses », le fait de dire, de lire, d’entendre « tes fesses ».
Tes fesses.
Je n’irai pas plus loin.
……
…Mais je veux bien revenir pour préciser que l’essentiel est d’avoir en tête que je ne voulais surtout pas écrire ce que je viens d’écrire, et que d’ailleurs personne ne peut avoir envie d’écrire ou de lire ça, des évocations de ce type (je parle des anecdotes, qui n’ont pu s’inviter ici que pour servir de contre-exemples).
C’est cela que j’aimerais faire « passer », comme on dit, que j’aimerais faire comprendre : il faudrait qu’il n’y ait que « tes fesses », point. Et ça me semble faisable, il faut y tendre.
À partir de là, j’admets que vous pouviez mettre un certain contenu derrière « tes fesses » – éventuellement les « fesses » que vous aimez, dont vous rêvez, que vous attendez, bref celles auxquelles vous aimez penser. Mais ça ne doit pas venir faire écran à la simplicité du mantra : « tes fesses », point. « Tes fesses » pour se tourner loin du passé – pas forcément loin de « fesses » et vers d’autres « fesses » mais comme vous voulez, je tolère, l’essentiel étant de passer outre le passé.
Pour le dire très basiquement :
Le passé : pas bien.
Le futur : « tes fesses ».
Ou pour être plus clair, car je ne sais pas si c’est suffisamment parlant (vous voyez, je fais des efforts) :
Ce qui n’est pas bien : le passé.
Ce qui est un futur très bien : « tes fesses ».
Mettez ce que vous voulez derrière ce futur, qu’il soit fait de « vraies » fesses ou non, mais essayez de vous imaginer la sensation que cela vous ferait éprouver s’il pouvait se résumer à « tes fesses », s’il pouvait tout entier être contenu (là : pas le droit au jeu de mots, on est dans le plus sérieux) dans « tes fesses », point.
Le futur : « tes fesses ». Fini le passé, avec « tes fesses ».
Y’aurait-il d’autres techniques, d’autres pensées possibles ?
Éventuellement, mais prenez conscience de la douceur qu’il y a à prononcer « tes fesses » en l’envisageant comme le son d’un avenir, la musique phonématique d’un futur.
À l’avenir : « tes fesses ».
À l’avenir, il y aura « tes fesses » et point.
Bien sûr, rien ne peut être réduit simplement à « tes fesses », on sait bien que c’est plus compliqué. Mais on essaie de se le dire, simplement le temps d’un instant précieux que l’on s’accorde. On a bien le droit, on sait qu’on ne pense pas à mal.
On dit juste « tes fesses ».
Essayez.
Tes fesses.
Je vous remercie.
(C’est surtout pour vous.)
Le temps-zéro en février 2023
Les "abandonniques" – mot que j'ai lu pour la première fois sous la plume de Frantz Fanon – , m'apparaissons comme des êtres foncièrement accrochés au réel (peut-être trop ?). Généralement, il n'y a pas plus acceptants de la mort que nous, souvent parce qu'on l'a vécu (et que c'est cela qui expliquerait, selon certaines théories, notre statut d'abandonnique). Toutes sortes de morts, de pertes, d'absences, semble-t-il, mais relevant toujours foncièrement d'une interprétation en terme de mort réelle, de séparation irrémédiable. Quand on voit, qu'on sait pourquoi c'est irrémédiable, il me semble qu'il n'y a pas plus rationnel que nous, j'en connais qui... Je ne crois pas que c'est ce déni d'une non-acceptation à ce sujet qui créerait, par déplacement ou "projection", la peur de l'abandon d'un vivant, d'une individualité continuant à faire sens dans notre monde. À moins de se situer psychiquement hors de celui-ci (et ça peut exister, et ça doit être une sacrée épreuve quotidienne), nous restons perpétuellement ancrés dans le monde tel qu'il existe, tel qu'il a existé un jour tellement fort pour nous qu'on a bien conscience que dans les données telles qu'elles sont présentes – l'individualité qui nous manque étant bel et bien encore vivante –, il existera toujours, ce monde. Et cette individualité. C'est très concret, il n'y a rien de plus concret, on ne rêve pas à l'édification de figures irréelles, on ne fait toujours que penser, au-delà de tout ce qui pourrait relever du "sentiment" ou de l'émotion passagère, au monde réel.
Est-il possible qu'un être, toujours vivant aux dernières nouvelles, ou plusieurs êtres éventuellement, plusieurs individualités (même si chacune de façon différente, avec sa propre couleur), nous manque(nt) durant toute une vie, que l'on ne puisse jamais dépasser ce temps-là, ce monde-là ? Cela me semble possible, puisque tout cela est bien réel. Nous ne rêvons pas, nous visons* une personne, une voix. Qui a existé, qui existe. Elle seule a ce timbre. On n'utilisera pas l'imparfait puisqu'on sait qu'elle est toujours de ce monde et qu'il ne s'agit pas de faire perdurer une chimère, un fantôme. Il y a quelqu'un, souvent une seule personne par devant tout mais possiblement plusieurs autres personnes par derrière, reliées directement ou non à la première personne, qui sont encore vivantes et qui nous manqueront toute notre vie.
Cela est un fait à prendre en compte et nous ne voyons pas ce qu'il y aurait à rajouter à cela, à interpréter, à dénier. On ne voit pas contre quoi il faudrait se révolter, même quand il nous arrive de pleurer à ce sujet.
Il ne faut pas croire que parce que le temps est zéro, il n'avancerait jamais. Il se fait, jour après jour, de plus en plus concret. Nous savons que nous ne pensons qu'à un monde réel. Que ce sont celles et ceux qui préfèrent les figures qui bougent vite hors de leur vue (par "peur de l'attachement", sorte de syndrome opposé au nôtre), qui ne sont pas assez ancrés dans ce monde. Nous, on y a bien les deux pieds.
*j'avais écrit, au départ, "nous vivons" : il n'y a pas plus rassurant comme lapsus, nous sommes bien de cette vie.
Rappelons à quelqu'un qui me lirait pour la première fois que l'écriture est bien la situation la moins évidente qui soit.
Il y a encore beaucoup de confusion à ce sujet, même par rapport à ce que j'ai pu dire récemment.
Certes, le "dessin" a été choisi car ayant été perçu comme "la voie où j'exerçais de la façon la plus nulle, malhabile", mais elle est une "voie naturelle", comme on dit (comme dans la phrase "la substance est évacuée par les voies naturelles"). Mes yeux sont hypnotisés devant une feuille, je pleure, j'entends ou écoute une musique ou une voix, immanquablement je dessine, le problème n'est pas là.
Le problème est qu'à la base, il s'agit plutôt pour moi, pour "m'en sortir", comme on dit, "dans la vie", comme on dit, pour me supporter, de me décrire, de me ressasser pour bien être sûr que j'ai bien tout raté ou à l'inverse (mais pas tant inverse que ça) que je n'ai aucune raison de m'en faire pour ceci ou cela puisque de toutes façons tout sera au final jaugé pour ma part sous des critères relevant de la nullité.
Or, c'est bien la situation d'écriture qui s'impose lorsqu'il s'agit de se jauger, situation qui est donc, je le répète, tout sauf naturelle.
Pour le dire simplement, je n'aime pas écrire (mais je crois, j'espère que c'est le cas d'une grande partie des grands écrivains, rassurez-moi ; en tout cas je ne les imagine pas "aimer" un tel fardeau, c'est d'ailleurs pour ça qu'on les admire tant).
Pourtant, il s'agirait de décrire, par exemple, une sensation unique à ma connaissance, que personne n'a encore jamais décrite (car peut-être encore jamais vécue, mais va savoir, on se croit seul au monde et on s'aperçoit ensuite que c'est simplement que les autres avaient la "flemme" de nous rappeler) :
Je suis immergé dans une activité ou je fais semblant, par exemple je lis ou je suis simplement bercé par "les cahots d'un train" (déjà une image littéraire, notez-le bien, car de moins en moins de cahots nous vivons actuellement), et là, tiens, je m'aperçois, je sais qu'à côté de moi une personne est concentrée sur sa propre activité, différente de la mienne : elle peut lire, travailler d'une quelconque façon, même parfois discuter, écrire, même écrire au tableau (je me souviens d'une fois, en classe : "oh, ben je peux me laisser aller à mes frissons de détente-sécurité puisqu'elle écrit au tableau... elle est dans son truc, je n'ai plus à être là..."), bref, elle agit, et c'est le fait qu'elle agisse de son côté sans avoir besoin de mon être, et le fait qu'il y ait mon être à côté qui assiste à cette action, qui me procure physiquement, je dis bien physiquement, des sensations de frissons-picotements hyper agréables dans le crâne. Je les ai appelés ci-dessus, dans une parenthèse, "frissons de détente-sécurité", mais je ne voudrais pas qu'on croie qu'ils sont le remède à une quelconque "insécurité" ou "déséquilibre" substantiel (ils seraient à la rigueur l'inverse d'une agitation ratiocinante, oui, là vous me connaissez mieux), non, c'est simplement le monde tel que je le préfère, tel qu'il me procure ces picotements de sérénité-jouissance : la personne, l'être, l'Autre n'a rien à redire à ma présence, elle est concentrée sur le monde à sa façon, elle en prend possession à sa façon, sa façon qui n'exclue nullement que je puisse observer sa façon comme à la dérobée, pendant que moi je reste tranquille, aux aguets, fait mine de m'intéresser à mon propre monde, à mon propre intérêt, alors qu'en fait mon seul intérêt, ma seule source de plaisir dans le monde, présentement et bien souvent, c'est de savoir que l'Autre, l'être, la personne, l'individualité poursuit sa quête, sa propre quête sous mes yeux. Si jamais elle me connaît et me pose une question, cela me fera un peu sortir de ma transe, mais pas grave, j'y répondrai et ensuite pourrai retourner à ma place. Car je ne suis fait que pour ça : voir à quel point les autres, les individualités se passionnent, peuvent se concentrer sur des objets, pendant que moi je rêve à elles, ou plutôt les observe attentivement mais tout en jouissant de mes picotements d'extériorité-sérénité, donc en en rêvant en partie, oui, aussi.
C'est cela que j'aimerais écrire, ça, d'accord. Vous pouvez le répéter. Répétez-le quand vous voulez.
Rien à voir
Ce n'est pas parce que je me dis souvent "ceci est mon dernier texte avant...", "ceci est ma dernière BD avant ma...", que cela veut dire "avant ma mort" ! C'est un sentiment d'épuisement, certes, d'envie de vide, mais ce qui est espéré est bien un état de recouvrement de mes facultés physiques et mentales initiales (qui n'étaient déjà pas la panacée). Il faut croire que, comme tout le monde, le concept de "pathologie chronologique" n'arrive pas à imprimer en moi, cela doit être impossible pour le cerveau lorsqu'il est question de se "conduire vers", la fameuse conduite vers (cf d'autres textes dans la bibliographie Définitivement en tapant les mots-clés "conduite vers"). Il faut que cela dérive soit vers une sorte de fin innommable, que je n'envisage pas à proprement parler comme "de la mort" mais plutôt comme "du rien" – "ceci est mon dernier texte avant... le rien, l'arrêt de tout texte" – , soit vers une vraie "guérison" proprement dite ou, comme on dit dans le jargon, une "rémission" (qui emprunte, comme on pourra le remarquer, au registre religieux) – "ceci est la dernière BD avant... avant que je puisse vraiment avoir de nouveau l'énergie pour faire une BD joyeuse et dynamique avec des bonhommes qui malaxent leurs traits et leurs langages de façon... contagieuse, comme l'avait écrit l'un de mes éditeurs !". J'attends l'éclaircie totale pour me dire que ça va mieux et que je dispose des moyens dignes de ce nom pour poursuivre une œuvre en toute connaissance de cause, en toute conscience de mes moyens. (Mais bien sûr que d'ici là, rien ne m'empêche d'entrer en transe et de produire des textes comme des dessins comme à l'aveugle, hors-conscience, mais je vous avertis que ça donnera autre chose et qu'on y comprendra encore moins quelque chose.)
Il y a eu des fois où il y a surtout eu juste le manque, la solitude au départ, et où j'ai bien dû l'incarner dans un individu pris quasiment au hasard. Cela n'est arrivé en fait qu'une fois, au lycée. Mon meilleur ami m'avait soufflé un nom, je peux bien l'avouer maintenant. Pourquoi pas, elle ou une autre pouvait convenir à mon manque, rien qu'en m'imaginant un amour pour elle ; à l'époque, je me contentais de la non-réciprocité, des câlins à une image. Ce fut donc elle donc je fus "amoureux", si l'on en croit les textes de l'époque. Il fallait aller jusqu'au bout de la conjuration de la solitude, quitte à mimer (mais de façon authentique, sans mauvaise foi) des pleurs d'amoureux transi, comme éconduit alors que je ne lui avais à peu près jamais adressé la parole. Tout le monde a sans doute vécu ça, mais encore une fois, ce qui m'apparaît le plus nettement après coup, c'est la conscience que j'en avais tout en le vivant. Je savais que le but ici était de "combler", que je n'avais pas élu une individualité. Normalement, on élit une individualité. Par la suite, j'ai toujours élu une individualité. Il y avait peut-être du manque en-dessous, mais celui-ci souhaitait avant tout élire. Il a découvert que finalement, ce qui était le plus fort, c'était d'élire. C'est d'ailleurs quand on élit qu'on dépasse "l'image" et qu'on en vient vraiment à l'être de chair. Par exemple, en 2009, à peine descendu du train : "houla mais je pensais pas que je l'avais élue à ce point ! Mais elle est vraiment... bon ben c'est décidé, je l'élis à fond !". Ça, déjà, je comprends mieux, c'est de l'amour. Mais on a peut-être tous nos phases un peu larvesques, repliées sur soi (sur son manque). Je ne crois plus avoir jamais été une larve ensuite, dieu merci, j'ai toujours élu. Présentement, par exemple, j'aimerais élire de nouveau. Merci de vous présenter.
Je vous jure que je reconstruis pas. Je vivais déjà ça à l'époque comme une sorte d'état-limite, de "trip" hors de la réalité. Il y a des fois où je ne savais plus où j'étais, où tout me paraissait être hors d'atteinte ; c'était trop scénarisé "sous acides", même si je ne connaissais pas encore – bien entendu – l'expression : il y a des fois, par exemple, où se mêlaient le mal de voiture, l'impossibilité de me dire que ma mère était morte ou en train de mourir, la mélodie déchirante de la chanson que j'écoutais, l'odeur d'essence, les virages, de nouveau le mal de voiture, ne plus savoir si on a faim ou si on ne veut plus jamais avoir faim (déjà à l'époque), l'air qui change sur la peau (quand on passait du chalet au retour à la ville), le silence, le silence, le père qui parle pas beaucoup, qui parle pas, personne à qui parler, le silence, le silence, tout ça mélangé et impossible à décrire autrement que par une énumération se lisant successivement alors qu'il y avait simultanéité, perte de tout repère temporel pouvant relever du "continu" ou du "discontinu", j'allais reprendre l'école mais est-ce que c'était l'école puisque cela consistait surtout, c'était le plus important, à chanter et à se considérer comme quelqu'un d'à la fois discipliné et expressif, qu'est-ce que j'aimais vraiment faire, allais-je pouvoir toute ma vie, allais-je devoir toute ma vie chanter ce qu'on me dirait de chanter et pas autre chose, et pourquoi revenir toujours à la solitude au final, au final le soir et le week-end on est seul, on n'est plus au spectacle, est-ce que ces alternances violentes peuvent vraiment créer à la longue un sentiment non dissocié de vie ? Je ne me disais bien sûr pas tout cela exactement en ces termes, mais je suis certain que la sensation d'irréalité dominait. C'était trop. Tout était trop. Violent, incompréhensible, inacceptable, gratuit, contradictoire, il y en aurait des adjectifs d'adulte, mais c'était trop.
Je me rappelle de ce soir, chez les parents de mon ancienne amoureuse, où j'ai réécouté cette compilation de chansons de voiture, de mal au cœur et de perte de ma mère. Je pouvais pas m'empêcher de vouloir pleurer en écoutant certains titres, et je crois avoir commencé à esquisser l'idée "mais alors c'est si tenace, ce que ça me faisait comme solitude ? et là, même si je suis là, maintenant, avec mon aimée, la solitude me poursuivra-t-elle encore un jour, tout le temps, indépendamment de ce que présentement...?", mais j'ai vite arrêté là la vision. Ce n'était pas encore soutenable. Et je ne sais pas comment ça a pu l'être un jour.
Alliance et filiation
C'est un casse-tête cette histoire, car certes on peut se dire qu'il n'y aurait pas d'alliance sans filiation (sans groupe de filiation), mais d'un autre côté on se dit que c'est vraiment trop dommage de gâcher l'alliance par toutes les lourdeurs de la filiation qui vont avec. Comme l'impression que c'est la filiation qui a toujours beaucoup plus fasciné les humains, auto-admiratifs de leurs prouesses biologiques, tandis que les subtilités psycho-affectives de l'alliance furent finalement toujours cantonnées à servir les bonnes manières, les bons intérêts de la filiation. Comme si (et c'est bien ça, oui) on ne pouvait pas concevoir l'une sans l'autre.
Pour ma part, c'est en ces termes anthropologiques que j'aimerais exprimer de la façon la plus exacte possible mon refus d'enfanter : je recherche tellement l'intensité de l'alliance pour elle-même, suis tellement toujours autant subjugué par les connexions qu'elle crée entre deux êtres, que l'arrivée d'une filiation viendrait comme parasiter ma ferveur ; "oh, ce n'était donc que ça, il ne s'agissait pas de s'échapper mais de poursuivre une ligne". L'alliance m'enthousiasme par sa capacité d'émancipation vis-à-vis des groupes d'origine : par leur alliance, les amoureux transcendent leurs lourdes filiations respectives qu'ils abandonnent ou du moins délaissent le plus souvent sans regret ; cette phrase, c'est mon utopie anarchiste à moi. Je veux que l'amour me porte loin des paysages imprimés dans mes années : je ne les appelle pas "vécu" car je n'y crois pas, à chaque fois l'amour, l'alliance recréent le monde à zéro, nous augmentent en nous portant ailleurs, vers d'autres groupes forcément aimables puisqu'ils sont celui de notre amour. Ce sont certes les groupes de filiation de notre amour, mais il ne faut pas le dire et surtout ne pas vouloir en créer un nouveau : il faut que l'alliance garde toute son étrangeté. C'est faute de pouvoir la garder qu'elle se casse. C'est dommage.
Le temps-zéro en 2023
Je persiste à penser qu’il y a quelque chose de chaleureux, d’inespéré dans cette hypothèse selon laquelle je ne ressentirais que maintenant toute la tristesse et le solitude qu’il y avait à ressentir dès le départ mais que je n’avais pas pu ressentir « à temps » puisque trop de choses à maintenir au-dessus du vide (mon corps sentant qu’il allait tomber comme jamais, ce qui ne se produisit en effet que plusieurs mois après le choc) m’embuaient le regard, l’esprit, les sentiments, toutes les sensations. Maintenant, le temps du réel, du non-mensonge, de la non-mascarade serait venu, à force de recentrage sur « soi » et de destruction du superflu (notamment l’intellect et ses prétentions, implosant d’elles-mêmes). Se ferait ainsi jour, par la radicale impossibilité à accepter la solitude, le début réel de la vie après le vide, ou plutôt encore en plein dans le vide (du zéro) mais pouvant donc enfin, en se voyant et se ressentant ainsi, avoir en face de lui le vrai nouveau début à faire advenir et non son apparence ou sa contrefaçon mimée seulement pour se faire croire et faire croire au monde que l’on existait, que l’on croyait réellement à ce que l’on vivait.
Maintenant, même quand on a du mal à y croire, on y croit car on sait que le sentiment d’irréalité fait partie du vrai, fait partie de la solitude réellement vécue, réellement ressentie. C’est cela qu’il y a à vivre, qu’on l’appelle « temps-zéro » ou autrement.
Dès le début c’était irréel, c’était impossible, c’était inacceptable. Et c’était justement cet irréel qu’il fallait regarder en face en pleurant comme maintenant et non pas en le transformant en un drôle de réel transitoire un peu différent, comme une version altérée de la réalité qui aurait dû normalement se poursuivre. La seule réalité qui devait se poursuivre, c’est cet irréel, c’est cette solitude que l’on avait bien trop souvent redoutée pour qu’elle puisse ne jamais arriver.
En plein dans une journée normale avec des autres, des choses hors de son domicile, domicile qu’on allait retrouver le soir avec l’amour à ses côtés, on se disait déjà, on se disait tout le temps : « et quand il n’y aura plus que le domicile et aucune attente d’aucun autre existant, et non seulement le domicile mais même plus l’amour à ses côtés dedans, comment on fera pour croire que ce sera encore la vie, qu’on sera pas sans cesse oppressé par trop d’irréalité, de la même manière que parfois on a pu être oppressé, extrême inverse, par trop de réalité ? ». On y pensait sans arrêt, on savait qu’on y tendait en le redoutant d’autant plus, plus que tout. On pressentait le temps-zéro, on en avait le goût qui s’imprimait déjà sur la langue, plus ça nous arrivait de nous sentir seul avant tout, malgré tout, déjà seul comme en s’y préparant, en s’y préparant même tellement trop que quand elle est arrivée on ne l’a pas vue venir. On a cru que c’était pour de faux, alors que c’était la seule réalité possible puisqu’elle s’était déjà annoncée à nous bien avant d’arriver : l’irréalité vraie de la solitude du temps-zéro.