"...les moments où je dois faire mon artiste, est-ce ceux où je dispose de toutes mes capacités ? ...ou au contraire ceux où je peux me laisser porter par le malaise ? ...les moments où je dois faire mon intello, est-ce ceux où mon cerveau peut doucement carburer en visant précisément ce qu'il a à dire sans trop tergiverser (moments de désinhibition très économiques qui peuvent être ceux des malaises) ? ...ou ceux où il va chercher midi à quatorze heures et a peur de ce qu'il peut découvrir de trop encombrant, peur à cause du temps limité qui lui reste (moments de relative forme-tension)... ?"
(extrait du journal intime dessiné "Diminué et Passionné" tome 6, vers la fin 2020)
Vous voyez bien que depuis que j'ai repris ces affaires d'art, de traits, de mots, ma tendance à la mise en abyme s'en est trouvée renforcée, pour ne pas dire aggravée. La raison en est simple : l'art, les traits, les mots (pris en eux-mêmes), alors que j'avais cru m'en détacher, m'ont littéralement rattrapé. Je n'emphatise pas, c'est comme ça que j'ai ressenti le phénomène, c'est comme ça que cela s'est produit en toute rigueur : ça m'a rattrapé. J'avais pu croire que mon lien envers eux était lâche voire détaché, dédramatisé ("je vous dis au revoir, chers amis, avec grand plaisir", avec un ton certes ému mais des lèvres en forme de petit sourire soulagé), or tout ce que j'avais inscrit précédemment sur des pages, même sans être publié, s'était bel et bien imprimé sur ma vie. À partir de là, à chaque instant de la reprise, à chaque nouvelle tentative d'entrevoir ce que ça dit de mes possibilités, je me sens obligé de me pencher sur les raisons mêmes qui me font être là et encore là, à présent.
Le constat est le suivant : lorsque j'ai compris (aussi bien par l'état actuel de la science que par une sensation difficilement descriptible d'ordre corporel) qu'il n'y aurait pas de retour en arrière possible quant à mes douleurs et malaises, j'ai pris sans m'en rendre compte une double décision (inconsciente bien que ferme), celle-ci expliquant sans doute après coup (je m'en rends compte maintenant) ma tendance inhérente au "tout ou rien" joyeux, œcuménique, dualiste-mystique : je me devais, en m'éloignant de l'art, de me concentrer sur les vérités froides, objectives, considérées dans une sorte de distance sans distance – à savoir en plein dans la ferme croyance en la distance, non feinte, position équilibrée d'équilibriste qui a pu me faire croire en un "détachement" – , tout comme je me devais, dans les moments où l'art me rattrapait, de suivre jusqu'au bout ce que me permettaient mes malaises et autres états non-clairs, aller jusqu'au bord de la folie dans ma manière de suivre les élans saccadés, contrariés de mon cerveau. Ce double mouvement m'apparaît, maintenant plus que jamais, comme le contraire de toute contradiction : l'exigence de mon état, de tout état second (comme on dit) vécu dans la continuité, dans la régularité, c'est l'exigence de la vérité aussi bien que l'exigence du départ vers autre chose que la simple rationalité. Ce sont les deux faces de l'acceptation : puisqu'il faut quasiment à chaque seconde se suivre (ou "être suivi" : "vous êtes suivi ?"), s'écouter, se surveiller, il s'agira à la fois de tenir plus que tout à ce qui relève de la solidité du réel et de savoir se laisser porter par des élans du cœur inédits (en profiter pour son art, mais aussi pour sa connaissance).
Ainsi, parallèlement ou plutôt dans un même mouvement que le discours est obligé de faire apparaître double dans le cadre d'une communication à autrui, je poursuis l'élucidation du monde et celle de ma déprise, toujours ouvert à... et toujours sans concessions envers... (mon attention, mes mouvements, mes élans). C'est en dernière analyse cette nécessité qui m'aura fait conclure à l'évidence des traits-mots (mêlés-manuscrits, dans le cadre de ce qu'on appelle parfois "la bande dessinée") comme "moyen d'expression privilégié", alors que j'avais longtemps eu du mal à justifier ce choix, aussi bien auprès de moi-même que de mon entourage : les mots qui sont des traits, qui cheminent séquencés, ça montre direct la cassure. Ça fait tout le temps suivre son propre rythme (on a bien dit qu'il fallait se suivre et qu'on était suivi), ça permet des choses comme : trembler, prendre la tangente, le contre-pied humoral vibratile, ne plus avoir les mots (comme présentement, étant durant ce paragraphe en plein début de malaise)... Le dessin comme monstration pleine et sans fard de soi, je ne l'ai pas inventé, ça s'est déjà dit, je l'ai lu ; mais ce que j'ai peut-être inventé (pour mon propre compte, après ça regarde qui veut), c'est cette monstration comme principe de raison suffisante, finalité même, unique, sans autre dose d'évidence : je n'aurai sans doute jamais rien tracé, ou du moins jamais rien persisté à tracer, si je ne traçais pas aussi mal, si je n'étais pas si continuellement mal, car il n'y a que par cette pratique que je peux faire quelque chose de ce mal, avec ce mal, que celui-ci peut être vécu, éclairci, accepté. En étant attentif à ce que je ne sais pas faire, au final, je fais bel et bien. Je n'aurai même jamais autant fait ; je n'aurais sûrement jamais fait autant si je savais le faire. C'est cela qui m'a rattrapé (en plus de la vérité).