L'ancienne ville – l'ancienne vie – et la nouvelle se superposent dans mon esprit plutôt qu'elles ne se succèdent dans le temps : il s'établit de l'une à l'autre une circulation intemporelle qui libère le souvenir de toute mélancolie et de toute pesanteur ; le sentiment d'une référence décrochée de la durée projette vers l'avant et amalgame au présent les images du passé au lieu de tirer l'esprit en arrière.
Julien Gracq
Je m'aperçois que l'émotion mémorielle me vient avec des sources récentes qui me parlent directement, qui témoignent du fait que je suis encore capable d'actes et de sentiments. C'est ça l'inouï, le déchirant : je vis encore, j'aime encore écouter des choses, m'abreuver ! C'est tellement incroyable de continuer à vivre que ça m'émeut.
Par exemple, c'est le post-punk mélodique des débuts de ma lucidité qui m'évoque la jeunesse et l'allant, plutôt que le punk de mon adolescence. Ce dernier n'était qu'une étape, qu'ai-je encore à faire de lui, pourquoi irais-je le rechercher au fond d'un grenier alors que j'ai des choses qui me ressemblent davantage sous la main ? Par exemple, c'est le "Nouveau Roman" découvert très tardivement qui m'évoque l'ouverture du champ des possibles, plutôt que la "BD indé" que je lisais quand je créais vraiment. Car c'est ce que je ne crée pas que je ressens le plus ; ce qui est fait est indépassable donc rien ne sert d'y repasser.
(J'avoue quand même que ces rythmes effrénés et ces voix d'attardés me font verser une larme et m'évoquent plus que tout, mais ne pas s'attarder, surtout ne pas s'attarder.)
(Surtout que ce que j'évoque, ce sont les circonstances de l'écoute, tout le tableau en arrière-plan qui est au premier plan affectif, tout ce qui me faisait plaquer telles sensations sur tels sons : il serait donc vain de les faire revivre, non seulement c'est inconcevable mais ce n'est même pas souhaitable car avouons-le, je n'étais pas bien.)
(Bien sûr, ce n'est pas la sensation en elle-même que je reverrais, ce serait déjà la sensation que j'avais de cette sensation, comment je l'interprétais. Disons donc que je me remémorerais l'interprétation de mon état, à savoir ma propension à forcer mes innervations – car en réalité j'en ai bien peu – bref la mythologie que je me suis créé, que l'on pourrait résumer par "rhalala, c'est trop intense d'écouter toujours les mêmes disques tout seul chez soi et de bloquer sur les mêmes ritournelles sans connaître les vraies émotions du monde, rhalala que c'est fort, prenant, obnubilant" - j'utilisais beaucoup le champ lexical de l'intensité alors que j'étais incapable de la vivre ; chez moi comme chez beaucoup d'autres, la névrose passe par devoir s'en créer pour avoir l'impression d'être vivant).