C'est incroyable, c'est exactement la même façon. Les mêmes façons, même, car il y en a deux.
La première façon, c'est la manière qu'ils ont d'être spontanément friands de ce que je peux apporter, reconnaissant avec bienveillance la pertinence de mon existence, comme à l'époque où j'étais une star. Dans leur regard, c'est tout ce que j'avais perdu de vue depuis maintenant quatorze ans, tout ce après quoi j'ai couru. Je ne pensais pas le retrouver ici, à l'autre bout du pays, chez des gens de leur âge. Ainsi, je suis de nouveau justifié.
La seconde façon, c'est la façon qu'il a de ne pas en revenir de me voir ne pas maîtriser à ce point les choses à faire dans le domaine que je me suis fixé. Exactement comme quand il est question d'un quelconque travail, capitaliste ou non ! J'en étais sûr, je me l'étais dit dès le départ : tout travail revient au même, même l'art. On devient toujours aliéné, du moins lorsqu'on est préalablement caractérisé par une absence de maîtrise envers son corps. On nous force toujours à faire ce qu'il faut faire, même dans l'underground.
Il faut dire que tout ça nous renvoie à la condition professionnelle de l'artiste : une partie importante (centrale ?) de son activité revient à s'auto-justifier. L'œuvre qui se pense comme telle, c'est le résultat + la façon de se penser, de se considérer en la considérant. De là sa philosophie générale qui est celle du point d'honneur, le plus souvent spiritualiste (puisqu'il semble nécessairement se définir comme un “individu”, sic) : la vision du monde de l'artiste, aussi bien sociale que religieuse ou culturelle, c'est la mise d'un point d'honneur à considérer les choses d'une façon supra-matérielle, qui seule peut justifier son existence. De la même façon qu'il se doit de proclamer que son art a le droit d'exister et d'être perçu en tant qu'art malgré toutes les libertés qu'il prend à l'égard de l'art précédent (et qui le constituent par là même en tant qu'art situé, pertinent, faisant date), il perçoit la société comme un écheveau de langages, de signes, de symboles. Il veut croire qu'il n'y a que ça, ou du moins cela avant tout, avant toute autre chose matérielle. Car s'il reconnaissait une extériorité à toutes ces constructions (une base, une fondation ou une détermination), il devrait également se reconnaître comme énonçant simplement ce que sa position le conduit à énoncer : il saurait qu'il parle comme un artiste parce qu'il est un artiste, rien de plus.
Qui plus est, la plupart du temps, il s'est édifié une mythologie cohérente qui le place de façon bien douillette dans le sous-champ de sa pratique où seront reconnues et célébrées les mêmes références. Pour cela, la chose la plus triste qui soit (celle que je vis personnellement, qui fait que je ressens tout ça plus que tout), c'est l'impossibilité à aimer ce que l'on devrait aimer. L'impossibilité à trouver que la musique que l'on devrait logiquement apprécier selon la position que l'on occupe dans le sous-domaine de ce sous-champ par ailleurs non-musical soit d'un quelconque apport sensible, d'une quelconque pertinence esthétique. L'impossibilité à faire se correspondre les divers éléments de la panoplie culturelle de sa fraction de classe. Il en manque toujours beaucoup trop pour paraître honnête. (Or, on ne l'est que trop. Non pas tant par rapport à “soi”, un mystérieux “soi” imagé, que par rapport aux différentes panoplies traversées dans l'existence, chacune autant marquante, nourrissante et indispensable pour cela, chacune s'ajoutant donc aux autres dans une cumulativité qui apparaît comme la seule vivable à nos yeux.)
Au contraire, s'il y a à retenir quelque chose de précieux de l'analogie musicale, c'est celle de la multiplicité (que permet une carrière pop digne de ce nom) : voir à quel point on peut être à la fois si différent et si exprimant la quintessence de ce qu'on doit exprimer. Cela devrait nous servir de leçon, mais au lieu de ça on saucissonne – principe de la mise en mythe – en ne retenant que la posture de l'emballage : regardez les couleurs de la pochette, là, c'est tout moi comme quand je fais mon art et que je déclame ceci sur le monde ! Encore et toujours : privilège de l'auto-énonciation sur le contenu en soi, qui demanderait pourtant une attention aux mouvements biologico-psychiques que l'on y met.