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Définitivement
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5 août 2015

Je m'aperçois que je m'entends dire "je n'aime

Je m'aperçois que je m'entends dire "je n'aime pas le web" et que cela ne se dit pas. Non pas tant parce que le web serait un outil – on dénigre bien les outils : "je n'aime pas le téléphone" est accepté et l'on fait fréquemment face à "désolé, je ne consulte pas souvent mes mails" – mais parce que le web a la prétention d'être un monde. Même "je n'aime pas la vie" fait moins peur que "je n'aime pas le web". Le monde, c'est une évidence qui s'impose préalablement et supérieurement à la vie, c'est une présence déjà là avant soi qui ne se discute pas. Que le web soit parvenu à ce statut solaire, c'est bien ce dont il faut s'effrayer.

"Il y a tout sur le web" est une assertion qui témoigne du règne de la quantité. Quand je pense au monde web, j'énumère des apports, des avantages, je ne raisonne jamais en terme d'émotions indicibles. J'y trouve des informations, des points de vue qui confirment ou infirment les miens, mais je ne me souviens pas avoir été complet, riche comme dans un vrai monde. Est-ce donc bien d'un monde qu'il s'agit ou d'une supercherie ?

Le web pousse l'exploit jusqu'à recueillir les défauts du palpable comme ceux de l'impalpable. N'oublions pas que le web n'est pas n'importe quel monde ou supposé tel, qu'il se transmet par un objet physique et technologique : l'écran. Que l'on ne se rende même plus compte que l'écran est déjà un biais particulier, qu'il limite le champ des possibles comme tous les biais, qu'il pourrait y avoir d'autres biais, c'est ça le scandale. Ce qui prouve que le web est un faux monde, c'est qu'il a forcément besoin de l'écran pour être. Or, un monde digne de ce nom n'est limité par aucun objet, aucun biais : il est tout ce qui existe, il contient la vie. D'où le syndrôme sophiste bien connu des geeks et otakus : puisque web = monde et que monde = vie, alors web = vie. 

Le web est à la fois trop palpable pour être honnête – il n'est qu'un écran, alors que la vie est bien plus que ça – et trop impalpable pour être vivant – sans écran, il est réduit en cendres. Le web nie tout autant la vie intérieure – en nous criant « le monde c'est moi, je suis tout, regardez, regardez, regardez, il n'y a rien en vous, tout est en moi, tout ce qui est en vous est en moi... » – qu'il nie la vie extérieure – « ...ce que vous vivez, vous le mettez dans moi, ce n'est que ça votre vie, elle est montrable ». Croire qu'une vie est « montrable », c'est ça l'erreur.

Nul besoin de déplacer le problème sur un terrain moral classique (l'éternelle pudeur), c'est même donner des armes à l'adversaire. Ce qui est blâmable, ce n'est pas le désir de se montrer, c'est la croyance selon laquelle on pourrait se montrer, on serait montrable, cernable. C'est penser qu'une vie se découpe selon les pointillés, c'est penser que les clics, les connexions, les algorithmes parlent de nous, parlent de soi, alors qu'ils ne parlent que d'eux-mêmes. C'est penser qu'on se définit par le web et que si on découvre nos itinéraires, nos courses, nos tirages de langue, on découvre nos vies. C'est penser qu'une vie ce n'est que ça. C'est penser que le web c'est la vie. C'est mourir.

 

Si j'ai investi le web au sortir de l'adolescence, c'était pour deux outils : 

– L'outil communicatif, forums et discussions instantanées me paraissant ouvrir des possibilités jusque là inexistantes, impossibles à transposer dans des moyens balourds tels que le "téléphone portable" et les "soirées entre potes" (sic).

– L'outil artistique, pour « montrer ce que je faisais » au monde, au vrai monde.

Ces deux outils sont morts ou n'ont plus lieu d'être.

– Les forums et messageries n'intéressent plus personne, nous sommes passés dans l'ère de la vitrine, de la tapisserie qui défile : jamais vraiment entre nous, toujours avec le bruit du monde médiatique, lui aussi tout autant faux monde que le web.

– Le "web artistique" est cantonné dans les marges, c'est le "web divertissement" qui a gagné et là encore c'est l'effet vitrine, on ne sait plus très bien où réside le "contenu" qui est "produit" : est-il dans les trois minutes de blagues alignées par le bonhomme qui parle dans la vidéo (produit brut), ou bien se situe t-il plutôt dans le fait qu'il me dise de regarder régulièrement ses vidéos (méta-produit du produit), voire carrément dans la publicité qui s'affiche avant et qui bien souvent le sponsorise (produit du méta-produit du produit) ? Je prédis un avenir décomplexé : ce à quoi on s'abonnera, ce sera directement au mec qui nous dira de regarder les pubs qui sponsorisent ce mec qui nous dit de regarder les vidéos où il dit des blagues (méta-produit du produit du méta-produit du produit). Ce sera plus sincère, comme ça.

À titre personnel, concernant le fait de « montrer mon travail » sur le web, le constat d'échec s'exprime ainsi : ce à quoi m'a conduit le web, ce n'est pas au monde artistique mais au monde du web (qui, même quand il est fait d'artistes, peine à se constituer comme vrai monde).

Je parlais de "marges" plus haut : le web m'aura au moins permis de me rappeler qu'il n'y a qu'elles qui vaillent. Rien ne sert de croire qu'il y a quelque chose à sauver d'un faux monde.

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