C'est au Pôle Emploi de Caen que j'ai découvert Nathalie Sarraute. Dès les premières pages j'ai su qu'elle m'avait attendu, qu'elle écrivait pour moi. Les anguilles qui frétillaient dans la salle étaient d'un autre monde, celui où l'on veut avoir un poste, "poste" étant un mot que l'on trouverait difficilement chez Sarraute.
Je venais de si loin pour un entretien. L'employeuse au sourire commercial qui m'a reçu me parlait de choses n'ayant rien à voir avec Nathalie Sarraute. J'ai essayé de faire bonne figure mais je ne comprenais pas pourquoi j'étais là. Néanmoins je ne lui ai pas tellement déplu, comme on le verra.
Dans le train j'ai pleuré en lisant Nathalie Sarraute car elle disait tout ce que j'avais toujours voulu dire. Je pleurais peut-être aussi à cause de tous ces kilomètres faits en vue d'un projet niant l'existence de Nathalie Sarraute. Je n'avais plus pleuré depuis ce lit à Annecy qui avait été fait juste pour mon amoureuse et moi et dans lequel on avait osé jouir. J'avais peut-être aussi pleuré intérieurement le jour où j'avais enfin rencontré à Paris tous ces gens de la bande dessinée qui obnubilaient mon cerveau au point de m'empêcher de découvrir Nathalie Sarraute (je m'étais débarrassé d'un poids, "ça, c'est fait").
Je reviens à Lyon et le patron d'une librairie rebelle et cynique que je fréquentais me fait une proposition. Je ne vois pas quel rapport il peut avoir avec Sarraute mais je vais essayer.
Une fois sur place je me demande comment j'ai pu croire tant d'années à cette gaudriole, comment elle a pu me masquer Sarraute. Je fais comme si je ne tendais pas vers Sarraute, comme si j'étais toujours le même con, et ça marche si bien qu'on me juge trop con pour le poste, je veux dire pour le poste de Lyon car la dame commerciale anti-Sarraute de Caen m'avait rappelé mais j'avais décliné à cause de l'offre du rebelle cynique anti-Sarraute de Lyon, croyant que ce serait moins pire.
Aujourd'hui ça fait un an que je vis avec Sarraute. Encore hier soir elle m'a dicté des mots qui se sont bien sûr perdus dans les limbes de ma mémoire anti-mots (c'était pourtant éclairant, il devait être question du fil de l'écriture abstraite que l'on tire et qui peut nous mener à tout, contrairement au concret qui nous cache le vrai), du coup à défaut d'être écrivain j'ai écrit ce texte où je dis que j'aime Sarraute.