« Promis, j'essaierai de tout dire. »
En raccrochant je me rends compte que ce sont eux qui doivent tout dire.
Moi ça va plutôt bien avec moi, je me comprends, je me saisis ; ce sont les autres qui me renvoient une image qui me fait peur. Il faut dire que j'ai peu d'occasions de les voir. Je les ai tous invités la semaine prochaine, j'ai loué une grande salle. Ça fera une grande assemblée.
La psychanalyse prend le problème à l'envers : penser sur soi, les gens le font déjà toute la journée entre deux boulots ; ce que nos compagnons de vie pensent sur nous, c'est là que résident les fantasmes. C'est à eux de parler, c'est aux autres.
Je les ai tous eus au téléphone, ils étaient contents de venir, pour la plupart. (Ceux qui ne sont pas contents seront au moins contents de dire qu'ils n'étaient pas contents.) Pas un ne sera absent (hormis ceux que j'ai oubliés).
Certains sont déjà là. Ils discutent sur le perron.
Je me disais justement l'autre jour que toute notre vie (à peu près) se résume à voir des gens qui attendent debout en se parlant et en changeant de positions. Il n'est pas si souvent que ça question d'un bus ou d'un train qui s'apprête à surgir, contrairement à la croyance populaire sur le nombre de minutes passées à. Il ne s'agit même pas de moments flottants puisqu'ils s'assument : il est dit qu'il faut être là dehors avec des bras, c'est le statut de la fête. Elle a toujours déjà commencé tout en n'ayant pas encore démarré. Ce n'est pas qu'il manque quelqu'un ni qu'il manque du sens, c'est ça le sens.
Pareil pour les manifestations culturelles, des deux côtés de la barrière. Malgré l'aspect de pose calculée et hormis dans le feu de l'action, les images de nos artistes préférés nous montrent des gens posés là à être là avec leurs bras.
« Cette assemblée sera à la fois fête et manifestation, du moins c'est ce que j'espère », me dis-je en ce moment sans trop savoir ce que je dis.
« Comment tu vas ? » Grosse bise. C'est une amie de ma mère. Elle a à peine changé. « Quel univers créatif personnel tu avais quand tu chantais quand tu faisais tes p'tits spectacles quand tu étais petit ! » Je ne sais pas si c'était moi, mais en tout cas ça correspond avec ce que j'entendais à l'époque donc ça doit coller. (Les gens qui n'ont pas changé, c'est ce qu'ils disent de nous qui n'a pas changé.)
Oui, à l'époque j'entendais souvent des choses comme ça. Il faut croire que j'avais du mérite. Quand ai-je précisément cessé d'en avoir ? On ne peut pas faire une frise temporelle si cohérente que ça. Aucun repère ni repaire pour découvrir les clés. Chercher ailleurs.
Et nuancer. Et nuancer car j'aperçois maintenant Geoffrey, dont j'aimais bien le style (à tel point que je l'avais surnommé Alain, ça lui allait mieux), qui m'avait demandé en revenant de la piscine combien de tours de nage j'avais faits. Je ne sais plus combien j'avais répondu. Ce n'est pas tant le mensonge que je retiens dans l'histoire (je ne savais pas nager), mais c'est ce blondinet sans prénom qui, des années plus tard, m'avait dit que j'étais « tout sec » en me voyant marcher le long du bord, très peu trempé en effet, faute de capacité à. J'ai appris ensuite qu'il désignait familièrement ma maigreur. Il est là devant moi, il rigole du fait que je l'aie pris pour Alain et il suppose l'association qui a eu lieu : « Et le plus drôle c'est que tout est déjà là ! Le rapport au corps : inadaptation ou dysfonctionnement ? Insouciance ou désincarnation ? » s'esclaffe t-il. Je commence à craindre qu'ils se mettent à parler de moi au lieu de penser à travers moi, mais je le salue quand même.
Bon, la salle est correcte. Disons qu'elle peut accueillir tout le monde, c'est l'essentiel.
(Ce n'est pas tant que ma vie a été longue, c'est plutôt que je suis curieux de savoir ce que tous ont pensé sur moi, ce qui fait un grand nombre à tous les âges.)
Je me suis demandé dès le début quelle disposition j'allais établir, quel positionnement dans l'espace. Chacun au centre quand il parle ? Moi tout le temps au centre et les autres autour ? Je ne voulais surtout pas verser dans le tribunal : je ne dois pas être jugé pour quoi que ce soit, je dois être assailli de constats. C'est à la fois bien plus violent (car bien plus général, bien plus systématique) mais aussi bien plus avantageux car il est clair que je suis le centre des attentions (un accusé n'étant après tout qu'un objet entre les mains du droit). Va donc pour le centre de la pièce. Et si le fauteuil est confortable c'est simplement parce que ce sera long, n'attendez pas là un statut solaire !
Je m'étais mis d'accord avec moi-même et avec les autres concernant la nécessité d'un discours de préambule. J'en reproduis ici la conclusion, le reste n'étant que messages de bienvenue, remerciements d'avance et autres salamalecs :
« ...Et n'oubliez pas, je ne veux pas que vous parliez de moi : je n'ai pas besoin de vous pour m'évoquer ! J'aimerais que vous parliez sur moi : je veux toutes les représentations que vous avez construites par dessus ce que je vous ai montré ou que vous avez semblé voir. À bon entendeur... »
Après ça, deux ou trois personnes s'en aillent, c'était prévisible. Le bruit de la porte qui claque est aussi important que leur présence, je leur en suis reconnaissant.
Tiens, c'est elle qui s'avance en premier. Ma plus grande amitié ratée. On s'était comporté comme des débiles. Elle reprend une phrase qu'elle m'avait écrite (ou à peu près) :
« Je suis impressionnée par la faculté que tu as de faire fi du monde autour de toi. C'est cette faculté qui définit toute ta philosophie, aussi bien son aspect béat que son aspect frondeur à deux sous (qui reviennent au même). »
Elle a raison, je me suis rendu compte en venant que c'était assez absurde d'inviter le monde alors que je ne vis pas avec lui. Je le connais à peine.
Bon, je dis à tout le monde de revenir dans quelques années, quand je saurai de quoi je parle.