Mon attaché-case tombe dans le vide, ma cravate
Mon attaché-case tombe dans le vide, ma cravate se dénoue en remuant comme un serpent venimeux : pas de doute, ça veut dire que je n'irai pas au Paradis. Je commence à pressentir que Dieu est de gauche. C'est ce que j'avais craint sans trop vouloir me l'avouer. Je sens déjà que la joute oratoire ne sera pas une partie de plaisir (est-ce cela la souffrance éternelle ?). Sa voix est dure mais dans sa bouche le tutoiement ne paraît pas méprisant, je suis juste un homme de droite parmi tant d'autres.
- LUI : Tu pensais vraiment que la Raison était de ton côté ? Tu n'as donc jamais rien lu concernant l'amour du prochain, la charité ?
- moi : Tu me prends pour une buse ? Il était de bon ton de prétendre aider l'autre, ici-bas. Ce n'était qu'hypocrisie, bonne conscience et compagnie. Comme si donner une partie de son argent nous dédouanait de tous nos vices alors que nous ne sommes faits que de ça, de vices.
- LUI : Ne pars pas dans des lieux communs, je te parle de choses simples ! Allouer une partie de son revenu à la collectivité, à la solidarité, appelle ça comme tu veux, c'est mieux que de tout garder pour soi, oui ou non ?
- moi : Refuser l'impôt c'est une manière d'être libre sans faire de mal à personne. Je n'ai jamais eu confiance en l'Etat.
- LUI : Et pourquoi devrait-on davantage avoir confiance en vous ? Ne pas "faire de mal", comme tu dis - ce qui reste à prouver, d'ailleurs - ce n'est pas faire de bien non plus, voilà le problème ! Votre bord a oublié le bien. Il en a même fait un défaut. La "bien-pensance" est un argument péjoratif de votre invention, n'est-ce pas ? Dès qu'on fait le bien on est "bien-pensant". Comment après cela peux-tu t'étonner de te retrouver ici, dans la fange de ceux qui se sont trompés ?
- moi : Je ne m'étonne de rien, être de droite c'était vivre avec la certitude permanente de faire fausse route. Un tiraillement moral de tous les instants. Voilà pourquoi c'était devenu si important pour nous de faire croire que nous étions fiers de nos valeurs, que nous n'avions honte de rien, qu'il fallait être "décomplexé", quand bien même toute notre idéologie était basée sur des complexes, sur des peurs allant à l'encontre de nos mouvements spontanés vers l'autre, vers le progrès. C'est beaucoup plus difficile de se construire une identité de droite que de s'engluer dans la niaiserie de gauche : jour après jour nous faisions face à une quantité incroyable de tentations pouvant pousser à embrasser l'humanité entière, même le boulanger métèque sans-papiers, avec ses doigts sales, qui est une crème d'homme qui te parle plus gentiment que ta propre mère. Je comprends ceux qui basculent de l'autre côté mais je n'ai jamais pu, je me répétais que ce n'était pas raisonnable, pas sérieux. On ne peut pas accueillir toute la bonté du monde dans son coeur, il n'est pas assez grand pour cela.
- LUI : La niaiserie était de ton côté et tu le savais très bien ! Qui croyait encore parmi vous que l'essentiel résidait dans "les valeurs d'autorité", comme vous vous plaisiez à le répéter pour changer de sujet ? C'est en gros ce que tu viens de faire à l'instant, nous étions sur un problème d'égoïsme financier et tu n'as pas pu t'empêcher de dériver sur le versant réactionnaire de ton étang philosophique, alors que celui-ci est déjà presque entièrement bétonné par les promoteurs qui y ont édifié une nouvelle Bourse, autrement dit un nouveau cloaque de Satan, un nouveau précipice sans fond où tes amis et toi échouez par milliers avant d'atterrir à mes pieds où je vous sers ce discours que vous aviez pourtant pressenti, comme tu l'as toi-même reconnu.
À partir de ce moment je ne sais plus quoi dire, sans trop comprendre pourquoi. Je sais déjà que j'ai perdu. Je me prépare sereinement à prendre l'assaut final en pleine poire et à ne plus jamais me relever. Il réattaque direct.
- LUI : C'est quoi votre problème, bon sang ? Qu'est-ce qui vous fait marcher ? Garder la bouche en cul de poule, avoir des habits bien repassés, en appeler au sacro-saint pragmatisme plutôt qu'au bon sens ? Je ne comprendrai jamais les hommes. Le simple fait que personne n'ait encore institué le revenu minimum vital pour tout être humain, ça me dépasse.
- moi : On aurait peut-être assez d'argent pour faire ce... ce truc si... si on arrêtait de tout dépenser dans... dans des allocations inutiles qui... qui empêchent les gens de vouloir bosser alors bon ouais okay qu'on ait le droit à un peu de thune pour pas crever ça j'entends bien d'accord mais y'en a franchement qui profitent parce qu'ils...
- LUI : Mais ta gueule, putain ! Qui c'est qui profite ? C'est vous, tu le sais bien ! Les gouffres à fric, les gouffres à armes, les gouffres à sang, c'est vous ! Plus ou moins directement selon les postes, mais c'est vous !
- moi : Arr... Arrête de m'insulter, tu... tu perds tes moyens là, tu sais bien que j'ai raison, rien n'empêche personne de suivre sa propre voie s'il est pas content, c'est ça nos valeurs, si t'es pas content tu vas ailleurs et tu te construis ta propre vie, t'es libre, t'es... je... je croyais que c'était toi qui défendais le libre-arbitre dans tes machins et... et pourtant tu, ha ha... tu... tu penses qu'on peut même pas... qu'on...
- LUI : Mais t'es con ou quoi, la liberté est une douce utopie quand tout le monde ne part pas à égalité ! Pourquoi refusez-vous de voir ça ? Pourquoi le déterminisme vous fait-il tant froncer les sourcils ? Que charrie t-il en vous que vous n'avez pas envie de voir ? L'injustice de votre destin qui vous a fait endosser une cravate minable et un attaché-case ringard ? Eh oui, rien n'est juste ici-bas et l'on se doit de changer ça. Eh non, il ne suffit pas de prendre la route un beau matin et d'aller cultiver son propre jardin loin de l'Etat, car quand tu n'as pas un rond tu auras beau essayer de passer tous les péages, de buter tous les contrôleurs, de vivre d'air pur et d'eau fraîche, la société sera partout en toi et autour de toi. Car elle est toi. On ne peut rien faire sans la modifier, vous êtes trop butés pour saisir cette idée de niveau maternelle car vous avez des enclumes plein les poches (payées avec votre fric qui pue), elles vous tirent à quatre épingles et vous seriez bien les derniers à avoir le courage de "tout lâcher", comme vous dites. Vous parlez trop. Depuis des siècles. C'est fatigant de ne pas broncher. J'aurais dû créer une planète rien que pour vous et confier ça à un pote, je me serais contenté de veiller sur ceux qui valent la peine d'être écoutés, qui ont d'autres choses à dire que "il faut théâtraliser l'offre de la marque afin de pouvoir élargir la gamme de produits".
C'est tout mon monde qui s'effondre, en plus de ma vie. Knock-out. Là encore, rien ne me surprend car tout ne tenait qu'à un fil, j'en étais conscient. Demain le débat reprendra et ce sera comme ça jusqu'à la fin de l'éternité. Amen.